[ English version:]
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats.
[...]
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au coeur du commun combat
Louis Aragon.
I]Proust, qui en savait quelque chose sur le snobisme, écrivait, il y a près de cent ans:
Ce qui est frappant aujourd'hui, quand on descend du train à Chartres, c'est le nombre de Français d'origine africaine. La Cathédrale, qu'on n'approchait correctement, il y a un siècle, qu'à travers les blés tandis que les flèches montaient dans le ciel au-dessus de la plaine, est aujourd'hui la limite ultime de la grande banlieue, la périphérie de l'exil pour les immigrants et des maltraités.
Et la Vierge noire a disparu. À sa place, dans le transept Nord, on trouve une Vierge rose, une petite poupée aux joues d'incarnat, la même statue restaurée, à ce qu'on prétend, à son premier état. La nef et le choeur sont aussi en restauration.
Sauf qu'il n'existe pas d'état premier. La plus vieille statue qu'on connaisse de la Vierge noire à Chartres a été détruite en 1793. Celle qu'on voit aujourd'hui et qui date de 1508 a été mise à la place de la première en 1796. C'est cette statue-là, la Vierge au Pilier, que l'État français a restauré; les restaurations de l'architecture même sont encore en chantier. En France les églises et leur contenu sont Propriété d'État suivant la loi de 1905 qui établit une séparation entre l'Église catholique et l'État. Si, comme l'affirment les sociologues, l'État maintient un monopole sur la violence, l'État français aujourd'hui maintient son monopole sur la restauration du patrimoine, ainsi qu'un monopole, si faible soit-il, sur la construction des races et des ethnies et finalement, un monopole ferme sur la destruction des cultures, dont la restauration de Chartres est un exemple frappant.
II]
Il existe jusqu'à cinq cent statues de la Vierge noire en Europe, dont beaucoup datent de l'Ère romanesque ou même avant. Le sens qu'on attache à leur couleur évolue depuis des siècles. Sans doute la couleur noire évoquait jadis les vieilles forces souterraines : la première version de la Vierge de Chartres se nommait la Vierge-de-sous-Terre. Un second sens en découle, celui d'une sagesse intuitive, la sagesse des paysans et des païens, les deux mots partageant une même étymologie. La sagesse des uns et des autres, croyait-on, anticipait la Révélation : selon Bernard de Chartres c'était la sagesse des géants sur les épaules desquels nous, les nains, sommes juchés. Éventuellement cette sagesse se confond avec celle des païens vertueux, ceux qui, quoique perdus dans les ténèbres, ont une connaissance innée—synaptique, dirions-nous aujourd'hui—de la lumière: tout cela faisait partie de la tradition augustinienne de l'École de Chartres au douzième siècle. Et maintenant revenons au petit Marcel qui mord dans sa madeleine et qui comprend soudain que la sagesse se gagne par les sens; qui part à la recherche de cette sagesse jusqu'à la découverte, quelques vingt volumes plus tard, que l'acquis, c'est l'expérience corporelle de cette sagesse même, expérience qu'on ne gagne que par le jeu de l’expérience même. La grande leçon de la cathédrale, c'est l'humilité du savoir empirique face à l'intuition et l'expérience du vécu.
Albrecht Dürer, dont l'oeuvre est une réflexion pénétrante sur la justesse des perceptions visuelles, en était arrivé à une pareille humilité dans les notes manuscrites accompagnant sa Théorie des Proportions : « Les visages des noirs sont rarement beaux… et puis ils ont le tibia trop grand. » L'erreur selon Dürer découlait de sa propre incapacité à percevoir : la beauté des noirs, comme celle des autres, ne se retrouvait pas dans les caractéristiques particulières mais dans la proportion des parties. L'esthétique ne pouvait donc reposer sur une perception innée du beau mais sur l'aptitude de l'observateur à déduire des relations abstraites, toute inspirée qu'elle soit.
À partir du seizième siècle la patine noire des statues de bronze est associée à l'universalité de la Foi : le mouvement réciproque entre le noir comme signifiant de la pigmentation et comme mot-charnière autour duquel se disposent d'autres signifiants prend de plus en plus d'ampleur. Nombre de Vierges et de saints noirs sont encore vénérés en Amérique latine; aujourd'hui encore les Roms de France (dont la peau est plus brunie que celle de beaucoup d'autres Français) vénèrent la statue de Sara e Kali, Sarah-la-Noire. Cette patine est aussi appliquée aux statues de bois, comme par exemple la Vierge au Pilier de Chartres; le nom est plus fréquent dans les pays de langue espagnole, où ce type de statue s'appelle la Virgen del Pilar.
Et puis il y a les fidèles à Chartres. D'après une légende sicilienne du dix-septième siècle, une vieille paysanne, à la vue de la Vierge noire de Tindari, se serait écriée, « À quoi bon venir de si loin pour voir une femme aussi laide que moi? » Jusqu’à ce que la Vierge lui prouve par ses miracles que ceux qui paraissent laids aux autres cachent souvent les plus grandes vertus. Il doit y avoir un sens, puisqu' aujourd’hui encore la Vierge noire de Chartres est l'objet d'une vénération particulière, et des offrandes secrètes sont placées derrière le socle. Autre légende qui vient des services de ménage à Chartres : une paroissienne, à la vue des joues roses de la Vierge repeinte en blanc, s'écria, « On dirait qu'elle a été battue! ». Les conservateurs n'ont pas effacé l'inscription au collier de la Vierge où il est écrit, Pulchra es, « tu es belle », citation du Cantique des Cantiques qui renvoie à une autre citation bien connue: « Je suis noire, mais belle, O filles de Jérusalem…»
III]
Les conservateurs ont sciemment choisi de ne pas prendre en compte cette inscription, ses implications et la portée sociale de l'image, pour se réfugier, comme tous les réactionnaires, dans le formalisme abstrait. Selon le communiqué du Ministère de la Culture,
« Probablement » ; « inesthétique » ; « parti-pris » : autant de façons de dire qu'on a travaillé au pifomètre. D'après des informations orales fournies par le conservateur il y avait deux couches polychromes, et non une, sur les habits ; tandis qu'il n'y avait que de faibles traces de carmin sur le visage de la Vierge. Le « parti-pris » consiste donc à avoir décidé que ces traces représentaient les restes d'une couche originale, d'où la décision de restaurer la statue à une apparence plus congruente avec ce qu'on s'imagine avoir été l'esthétique de la Renaissance en France. Ce qu'on appelle ici un choix esthétique consiste à suivre une conception fantasque et post-Kantienne de la cohérence de l'oeuvre d'art qui aurait fait gerber un homme du Moyen-Âge. La seule incohérence que les restaurateurs ont abolie, c'est la contradiction, intolérable pour eux, entre les visages noirs et les robes célestes. La réconciliation n’était possible qu’en rendant à la Vierge des joues roses dont on ne détecte aucun signe dans les photos fournies par le Ministère ; quant aux cheveux blonds et aux yeux bleus de la Vierge et de l’Enfant, aucune justification, à moins que ce ne soit celle de « Nos ancêtres les Gaulois. » Faut rigoler, faut rigoler, pour empêcher le ciel de tomber...
IV]
ʼÓνος λύρας, diraient les Grecs : l'âne à la lyre. À Chartres, entre les Portails ouest et sud on trouve une sculpture d'un âne jouant de la harpe. La morale, selon le mendiant qui chante devant la porte, c'est: « Ne forcez point votre talent, vous ne feriez rien avec grâce », et il ajoute : « Il en rigole bien, l’âne ».
Proust, lui, se souciait qu'on sache jouir des cathédrales, au point de n'avoir eu que deux prises de position politiques dans sa vie, l'une pour Alfred Dreyfus, l'autre contre la Loi de 1905 qui établit une séparation entre l'Église et l'État. Non pas que Proust, Juif par sa mère, catéchumène enfant, agnostique de confession, fût du parti de l'Église ; non qu'il suivit aveuglément les préceptes de son maître John Ruskin et la conception Ruskinienne de l'Art comme une école d'enrichissement moral, quoiqu'en disent les Proustillants Anglo-Saxons. Ce qui préoccupait Proust, c'est que cette séparation risquait de diminuer l'expérience esthétique de la Cathédrale :
Proust renvoie implicitement à l'Article 28 de la Loi sur la laïcité selon lequel il était interdit de placer des signes religieux sur ou dans les bâtiments publics, à l'exception des églises, des musées et des expositions—comme s'il s'agissait d'une seule et unique catégorie. C'est dire que l'État ne reconnaît le caractère religieux des oeuvres et des bâtiments que sous la rubrique indéfinissable de l'Esthétique. Comme le remarquait récemment un observateur catholique, « Il suffit de mettre le petit mot ‘ exposition’ devant le petit Jésus, et le tour est joué ! » Ruskin aussi se complaisait à vider l'art médiéval de son contenu religieux : « passé la soirée à découper un missel—dur travail. » Proust, à l'inverse, refusait une esthétique qui proposait de réduire (ou, selon d'autres, d'élever) les objets de la connaissance esthétique au rang de l'indéterminé (ou, selon d'autres, de l'universel et du transcendent). C'est pourquoi on peut ranger Proust à côté de Freud, de Bergson ou du juriste autrichien Hans Kelsen et d'autres encore qui vers la même époque avaient entrepris des critiques systématiques de l'épistémologie post-Kantienne selon laquelle la subjectivité inhérente à la perception phénoménale ne pouvait être transcendée que par une connaissance elle-même immanente au sujet.
Aujourd'hui l'empirisme post-Kantien est l'idéologie déterminante de l'État français, mélange enivrant de Kant, de Comte et de com, la même idéologie qui confère à un commissaire de police le pouvoir de déterminer le vrai sens derrière les éclats d'un gamin de huit ans concernant le terrorisme; c'est la même idéologie qui confère à un prof de lycée l'expertise qu'il faut pour discerner qu'un foulard est un signe religieux et non pas un signe qu'on vient de se laver les cheveux. D'où la morgue de l'architecte chargé du projet de restauration à Chartres envers un chercheur américain qui avait l'outrecuidance de contester l'autorité transcendante de l'État : « [Cette restauration] a tout le poids de l'administration de l'État, des historiens et des architectes qui ont décidé sur une période de 20 ans ce qui serait fait. » Le degré zéro de l'idéologie post-Kantienne, c'est le point ou la Vérité et le droit à la parole n'en font qu'un. Il en rigole bien, Foucault.
V]
Ça a été long. Le chercheur américain Jonathan Israel affirme qu'il existe plus d'une idéologie des Lumières. Au dix-huitième siècle c'est aux « Lumières modérées » que l'État français s'est attaché, les Lumières à la Voltaire, curieux mélange de relativisme culturel et d'absolutisme moral où les valeurs de l'État ont toute autorité, nec pluribus impar. Aujourd'hui le mot-clé est "Valeurs de la République," c'est-à-dire toutes les valeurs que l'État entend imposer par la loi et par la force ; évidemment, à Chartres comme ailleurs, « Black is beautiful » n'y figure pas. À ce jour la pensée de groupe s'appelle Laïcité, expression qui n'a aucun sens si ce n'est le droit que l'État s'arroge d'abolir toutes formes de communautarisme, mot qui, à son tour désigne toutes les formes d'ethnicité, de race ou de religion que l'État considère comme des menaces existentielles, jouant l'un contre l'autre sans cesse: Juif et Musulman, laïque et Catholique, Blanc et Noir. Dans la pensée néo-libérale anglo-saxonne Communitarianism désigne le problème auquel le marché libre apporte toujours la bonne solution; dans la version française du capitalisme d'État le communautarisme désigne le problème auquel l'État est toujours prêt à apporter une solution.
Et voilà qu'ELFO (l'État Laïque de France et d'Occident) s'arroge l'autorité de rendre la nef de Chartres et la statue de la Vierge à leur premier état. Mais il n'y a pas de premier état, il n'y a que des intuitions impulsives d'un état ou d'un autre comme originaire : la Nef-en-Soi. Il est un peu tôt pour juger la qualité esthétique, politique et philosophique de la restauration puisque la nef est encore cachée par les échafaudages ; mon opinion tout-à-fait personnelle et subjective, mais pondérée tout de même : c'est une restauration de merde. Déjà le choeur est peint d'un badigeon bleu et brun qui reprend les couleurs dites originales par Ceux qui Savent ; mais puisqu'aucune recherche n'a jamais révélé la présence de l'éclairage artificiel au douzième siècle il est certain que l'effet n'a rien du mystère transcendant voulu par les théologiens de Chartres. La sensation de pédantisme et de rigoeur est plus proche des doctrines répressives instaurées en Europe au début du treizième siècle concernant entre autres la Transsubstantiation, la persécution des Juifs et la peinture des cathédrales : la lettre tue. Médiévaux ou modernisants, les pans de couleur aplanissent la perception de l’espace et détruisent l'équilibre des lumières et des ombres sur les grandes colonnes de la croisée, ce même jeu d'équilibre que Proust retrouvait dans le mouvement des clochers tout au long des plaines d’Eure-et-Loir en parallèle avec les mouvements du spectateur lui-même, dans une interaction continue du temps et de l'espace. C'est cela—cette sensation du temps et de l’espace—qu'on veut éliminer à Chartres. Proust lui-même a écrit qu'il faut écouter une cathédrale. Écouter Chartres aujourd'hui, c'est comme si on entendait Debussy sur un flageolet. Il y a plus d'un Moyen Age, plus d'une Histoire. Tous, nous avons le droit de choisir l'Histoire qui nous convient ; personne n'a le droit de détruire celle des autres. Frantz Fanon aurait ajouté que l'oppresseur ne s'intéresse pas à ce que l'opprimé ait un passé; ce qu'il veut, c'est que l'opprimé n'ait pas de futur.
VI]
« Il en rigole bien, l’âne. » À la question de savoir ce que les fidèles pensaient de ces restaurations, l'architecte irresponsable répond, « Je suis très démocratique, mais le public n'a pas les compétences pour juger. » C'est là la seule démocratie que l'État corporatiste comprenne : les élites choisissent leur peuple au nom du Peuple, et ce faisant ils choisissent le peuple à choisir, un sujet pour l’objet. Les autorités ecclésiastiques, elles, ont bien été consultées : elles ont, elles aussi, choisi le peuple élu pour prier devant la Dame en rose. Et le journal du coin, le bien-nommé Écho républicain, publie cette manchette exaltante : « Enquête : la vierge noire... n'était pas noire! », accompagnée d'une photo d'une congrégation aux nuques roses. Ouf ! On respire !
Il existe pourtant un processus pour protéger les monuments historiques : l'Unesco , le bras culturel des Nations Unies, a classé Chartres parmi les sites du patrimoine mondial, classification dont le but est d'encourager les responsables à préserver les sites au lieu de les mutiler pour servir leurs préjudices culturels et raciaux. La désignation permet également au destinataire de recevoir des fonds pour la conservation. La «restauration» de la Nef est financée par l'Unesco et l'Union européenne ; le décapage de la Vierge Noire est financé exclusivement par le ministère français de la Culture. Bien sur l'Unesco soutient à travers le monde des projets où l'héritage culturel est détourné d'une classe au profit d'une autre, comme à Campeche au Mexique, par exemple, où la ville coloniale a été embourgeoisée et les riverains priés de passer plus loin.
Quis custodiet ipsos custodes? À Chartres, l'effet général est celui de ces églises provinciales du dix-neuvième siècle pleines d'austérité prétentieuse, des bondieuseries comme on dit. C'est le Moyen-Âge du Second Empire, époque où l'État entreprenait des programmes de restauration à une échelle massive, en supplément d'un encouragement agressif d'une culture propice aux valeurs des églises réactionnaires de la France dite profonde. Chartres aujourd’hui, c'est le médiévisme d'Hyppolite Flandrin, la foi des bigots de province, l'alliance de l'Église réactionnaire et du pouvoir d'état, le sabre et le goupillon. C'est l'interprétation de la Loi sur la laïcité menée en douce aujourd'hui par le Front National :
On devrait peut-être en appeler aux Nations Unies pour envoyer les casques bleus à Amiens, Bourges, Laon, Reims, Beauvais, Rouen : la citation qui suit provient du site de la section chartraine du Front National (Apparemment la défense de la grammaire et de l'orthographe françaises n’est pas au programme) :
Nous défendons la qualité de vie qui peut encore exister dans notre département, nos traditions, notre identité et veillons à ne pas laisser faire les euro-mondialistes dans leur tâche de destruction des peuples enracinés.
…
Notre Secrétaire Départemental [est] extrêment [sic] attaché à sa terre et son identité qu’il connaît parfaitement.
Alors, contre l’infâme dictature de l’Euro-mondialisme, rejoignez-nous…
D'où il vient et où il est : tout comme il existe une cathédrale originaire, il existe aussi un Français originaire; et ce Français, c'est celui qui sait. Et qui agit.
Restauration et Révolution: deux mots dont les racines historiques et sémantiques sont en parallèle, évoquant tous deux un retour au passé qu'ils sont en train d’éliminer. La restauration de Chartres telle qu'elle se dévoile a sa contrepartie dans l'émergence de la révolution fasciste en France. Petite merde conchie grandes braies.
—PW
Glâneuse en profondeur : Claude Grunspan
17 mars 2015; dernière révision : 1er avril 2015.
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WOID XXI-14
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