WOID XVII-28. Museumwatch

Wednesday, August 1, 2007 9:10 am

Le journaliste H. L. Mencken disait qu’on n’a jamais fait faillite pour avoir sous-estimé l’intelligence du public américain. On n’a jamais suggéré la même chose à l’égard du public français – pas tout haut, du moins. Ou du moins pas jusqu’à récemment, quand un ministre français a déclaré que les Français pensent trop.

Vu les sympathies des classes regnantes en France pour les théories économiques américaines on comprend que ce soit le Ministre des Finances qui s’inquiète du retard de la France dans le domaine du retardement : L'intelligence du public français présenterait un risque intolérable pour le bon fonctionnement du commerce à l’américaine.

Mais puisque le Gouvernement français est fervent de Gleichschaltung, on ne s’étonne pas de voir appliquer cette théorie à tous les secteurs de l’économie française, y compris celui de la culture. C’est ainsi qu’on commence à demander que l’Histoire de l’Art soit enseignée au lycée.

C’est qu'on est troublé que les Français n’aillent pas assez au musée. Au Louvre et dans les grands musées commerciaux ça ne se remarque pas trop, pas du moins à proximité de la Joconde : dans les autres galeries, ça se remarque. Quant aux musées de province, oui, au Palais des Papes à Avignon ça ne se remarque pas puisque le public s’y presse : le public étranger. Mais allez au Musée Calvet voir le Bara de David : c’est vide. Dans l'ensemble, tout marche. Dans les détails, il faudra bien un jour ou l'autre, soit fermer tous les petits muséees, soit leur trouver des visiteurs, des sujets pour les objets, comme on dit.

On s’imagine peut-être une contradiction entre les déclarations du ministre des Finances en faveur de la stupidité des Français et les projets officieux pour mieux éduquer les Français ; vraie dialectique et fausse contradiction, puisque l’Histoire de l’Art sert la plupart du temps à abrutir les visiteurs du musée en les rendant moins receptifs à tout ce qu’il y a de difficile et de contradictoire dans les oeuvres d’art, tout ce qui résiste à la consommation béate. Comme écrit le New York Times, "Once people are taught to appreciate beauty, the price of a ticket may no longer stand between them and a visit to a museum."(Alan Riding, July 22). Dans ce domaine les historiens de l’art en France sont en avance des Américains, puisque l’Histoire de l’Art en France consiste surtout en un spécularisme Gombrichien : ce tableau illustre X ; cette statue représente Y. On se demande bien ce qu’un cours d’Histoire de l’Art pourrait y ajouter, puisque ce genre d’histoire illustrée s’enseigne déjà dans les cours d’Histoire, avec de jolies illustrations dans le manuel et une visite au musée une fois l’an. Prétendre que l'Histoire de l'Art enseigne à profiter des musées, c'est comme si on prétendait que l'Histoire enseigne à faire la Révolution. Moi je suis pour, mais je n'y crois pas.

Pour cultiver à fond la bêtise à l’américaine il faudrait introduire au lycée des cours de Béatitude (ce qu’on appelle ici Art Appreciation) où l’on vous apprend à faire des oh! et des ah! devant tout ce que les autorités désignent comme une Oeuvre d’Art. Malheureusement, c’est un système qui déjà est en déclin aux USA, puisqu’on peut tout aussi facilement pousser des petits cris à un match de baseball. La fameuse Culture Industry que dénonçait Adorno a vu de meilleurs jours en ce qui concerne la culture d’élite. En France par contre, où l’on enseigne depuis près de deux cents ans que l’extase est réservée aux nantis, il semble un peu tard pour faire marche arrière : si tout le monde se mettait à faire des oh! et des ah! on ne distinguerait plus les élites et les autres.

Charles Péguy, dans le premier numéro des Cahiers de la Quinzaine, raconte une belle histoire concernant la statue de Dalou, Le Triomphe de la République, place de la Nation. D’après Péguy elle avait fait l’objet d’une espèce d’investiture populaire, une inauguration spontanée qui avait attiré des milliers de prolétaires de tous les coins de Paris. Malheureusement cette attrait spontané de l’Art n’est jamais si spontané que ça, et Péguy le savait bien, pour qui « ap-prendre à lire » aux autres était le seul vrai but de l’éducation : apprendre à lire un tableau, à lire l’histoire, à lire la rue. L’éducation elle-même était politique, dans le sens où l'on se basait sur des dispositions plus ou moins innées parmi les classes sociales et on les faisait fleurir. Pour éduquer les gens à être bête il faut d’abord s’imaginer que les gens sont prédisposés à la connerie. Pour convertir l’amour de voir en une attraction spontanée vers un musée où on vous fait chier dans la queue pour vous faire payer un prix ridicule pour passer quelques minutes serrés comme des sardines pour voir quelque chose dont on ne sait rien et dont on n’a rien à foutre et tout ça pour renflouer le trésor – pour s’imaginer ça il faut être plus bête qu’un ouvrier : plus bête même qu’un historien de l’art, et ça n’est pas peu dire.

- Paul Werner